Ces pentes rocheuses peuplées d’une pinède lumineuse, l’air léger de l’automne, me rappellent les forêts japonaises. Il n’y manquent que quelques lanternes de pierre qui marqueraient la voie vers un sanctuaire, des bavoirs ou des cordes de paille autour des rochers les plus caractéristiques pour rappeler la présence des esprits primordiaux.
Elle vient me retrouver pour sa première séance de shibari. Gracieuse, flexible, souriante, curieuse, inaccessible. Nous parlons davantage que nous n’en avons eu l’occasion précédemment, de nous, des cordes, de ce qu’elle souhaite vivre et de ses limites, de ce qui fait ou ne fait pas ce désir insaisissable, évanescent, parfois encombrant.
Ces pins ne sont pas n’importe quels arbres. Ce sont eux dont les Romains faisaient les mâts de leurs galères. Ils s’élèvent en laissant autour d’eux un large espace pour un sous-bois riche d’espèces multiples.
Les branches basses de leur croissance sont toutes tombées, leur trace complètement absorbées par l’écorce. Et quelle écorce ! De larges plaques formées de multiples couches comme des courbes de niveau et séparées par de profondes vallées, des rouges, des bruns, des violacés, des traces de gris et d’obstinés lichens. Un curieux mélange de rugosité et de sensuelles invites à la contemplation et au toucher.
Je cherche d’abord à ressentir les particularités de ce corps tout en finesse mais aussi anguleux, à en percevoir les réactions et les messages. Elle connaît son corps, très bien. Son métier l’a rendue attentive au moindre détail anatomique. Elle sait me dire ce qui lui convient, guider un passage plus délicat en m’évitant de lui créer un inconfort non voulu tout en se prêtant à celui que je recherche délibérément.
Je la perçois présente, intense, affûtée. Mes gestes et son corps, nos regards, parfois quelques mots dialoguent.
Mes constructions se font plus audacieuses, je me sens précis, clair, bien plus assuré que souvent. Bien que cette clarté m’y incite je m’astreins à ne pas aller plus loin que là où j’ai la certitude de pouvoir aller et cette clarté même me permet de jauger ce point sans doute ni regret. Clarté comme celle d’un matin d’hiver lumineux et glacé.
Le tronc, d’un diamètre proche de celui d’un corps humain, monte parfaitement droit. Il a pris son temps. Quel âge a-t-il ? Certains sujets de cette espèce vivent jusqu’à mille ans.
Dans les langues anciennes les noms des arbres sont du genre féminin. Comme les femmes les arbres portent les fruits. Semblables en cela à bien des peuples immémoriaux, les anciens grecs croyaient que chaque arbre était habité, animé par un esprit qui lui était associé.
L’hamadryade, si elle pouvait parfois se manifester sous l’apparence d’une jeune fille aux longs cheveux enveloppant tout son corps comme une écorce et à la tête chargée de branches comme les bois d’un cerf, ne s’éloignait pas pour courir les forêts, les rochers et les cours d’eau comme ses cousines nymphes et dryades à la recherche de quelque attirant satyre.
Elle était indissociablement liée à l’arbre auquel elle donnait son principe vital et mourait avec lui s’il était abattu.
Un temps de pause, une tasse de thé, des conversations légères avec les uns et les autres. Elle parle sa langue, j’en comprends à peine la moitié, je décroche vite trop occupé que je suis à observer son regard, sa gestuelle plus méridionale qu’on ne s’y attendrait, le mouvement de ses lèvres.
Quand nous reprenons, j’entreprends d’abord une figure classique bien plus stable, serrée. Je ressens moins de tension, moins d’attention, une présence plus alanguie. Je me fais plus proche, mes bras et mes cordes ne sont plus dans la construction mais dans un enveloppement qui suit ses courbes, les déplace et les resserre de plus en plus, s’aventure vers une exposition et un contact plus sensuels. Ses yeux se ferment. Mes gestes sont lents et maintiennent une pression croissante mais sans brusquerie.
Sous la main l’écorce a une souplesse inattendue. Oh, pas bien grande non plus, il s’agit bien de bois, mais ces couches successives accumulées sont accueillantes à la paume. L’effleurer produit un léger chuintement, qui n’est pas le même selon les endroits. Cela excite ma curiosité et j’explore la palette des possibilités sonores et tactiles.
Défaire les liens sera plus lent, plus long encore. Deux fois, trois fois plus de temps sans doute à la détacher qu’à l’attacher. Je n’ai plus d’hésitation à laisser mes cordes la caresser au plus tendre, mes mains les conduire en douceur sans crainte d’être intruses. Ses muscles se sont abandonnés, un léger sourire flotte sur ses lèvres. Elle plane, toute aux sensations que je lui procure et toute en son intériorité.
Le dernier lien défait, l’ultime caresse de la corde évanouie, nous restons un long moment immobiles, souriants, ses yeux un temps encore clos finissent enfin par rencontrer dans mon regard le bonheur du don qui a totalement pris la place du désir. Comme deux traces de skis qui se rapprochent, se frôlent pour quelques mètres en parallèle et s’écartent à nouveau.
L’écorce chante. Je la caresse ou je la frappe, du bout des doigts, du plat de la main, de l’ongle, des phalanges bandées en ressort. L’image me vient de cet esprit de l’arbre qui reçoit mon contact et l’accueille à sa façon, à un rythme qui ne peut être celui du passant éphémère que je suis. Et me vient en même temps le souvenir proche de ce moment abandonné, intérieur, confiant et distant à la fois, qui complète et referme un cercle parfait.